Déconnexion : un droit encore hors de portée pour les Community Managers ?

par | Avr 14, 2025

Dans cet article, nous aborderons la question du droit à la déconnexion dans le monde du travail et particulièrement chez les Community Managers. Le numérique possède aujourd’hui une place importante dans la sphère professionnelle et celui-ci estompe la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Les Community Managers, travaillant sur les réseaux sociaux, se retrouvent alors fortement exposés à une hyperconnexion caractérisée par une connexion aux réseaux sociaux en dehors des heures de travail, ce qui peut avoir un impact important sur leur santé mentale.

La déconnexion aux technologies de l’information et de la communication

Ces dernières années, les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont pris une place de plus en plus importante dans la société actuelle au point que la connexion à celles-ci est devenue une norme sociale. Il est alors attendu des individus qu’ils répondent aux sms et/ou aux mails rapidement et qu’ils décrochent immédiatement. Lorsque cette injonction à la réponse immédiate n’est pas respectée, l’individu doit se justifier, voire s’excuser (Jauréguiberry, 2014).

De plus, les individus connectés se retrouvent dans un monde où ils font face à une quantité importante d’informations, d’interpellations, de notifications. Ils se retrouvent dans des situations de saturation informationnelle, et d’échanges dématérialisés, ce qui a pour conséquence de faire émerger un besoin de déconnexion volontaire. Celle-ci constitue donc un moyen de reprendre le contrôle aussi bien sur les technologies, en tendant vers un idéal de connexion maîtrisée que sur son rapport à soi, en prenant le temps pour soi (Hassani, 2019 ; Jauréguiberry, 2014).

Il existe différentes formes de déconnexion volontaire :

  • Déconnexion segmentée : elle consiste à couper sa connexion seulement dans certaines situations et à certaines heures (Jauréguiberry, 2014).
  • Déconnexion partielle : elle consiste à se déconnecter de certaines TIC en fonction de leur usage (Jauréguiberry, 2014).
  • Déconnexion totale : elle a lieu en cas de coupure totale avec la technologie et est souvent liée à un burn-out ou stress intense (Jauréguiberry, 2014).

La déconnexion est principalement segmentée et partielle, elle est rarement totale. Les formes de déconnexion les plus populaires sont les suivantes : mettre son téléphone en silencieux et hors de la vue afin de ne pas être dérangé par les notifications ainsi que ne pas consulter ses mails en dehors des heures de travail. En outre, aller lire un livre en terrasse en laissant son téléphone chez soi peut être aussi considéré comme une forme de déconnexion (Jauréguiberry, 2014).

Le droit à la déconnexion dans le monde du travail

L’entrée du numérique dans le monde professionnel a eu pour conséquence une redéfinition du temps et de l’espace de travail. Bien que le numérique favorise la réactivité et la flexibilité des employés, il rend difficile l’évaluation du rythme et de la charge de travail. De plus, avec le numérique, la frontière entre temps professionnel et personnel devient de plus en plus fine (Fantoni-Quinton, 2017).

Pour toutes ces raisons, lorsque l’utilisation des TIC dans une entreprise est mal régulée, ces dernières peuvent avoir un impact négatif sur la santé mentale des employés, par exemple en aggravant les facteurs déclencheurs de risques psychosociaux tels que le stress, l’épuisement professionnel, l’agressivité au travail, etc (Fantoni-Quinton, 2017 ; Hassani, 2019).

En Belgique, le droit à la déconnexion est inscrit dans la loi du 3 octobre 2022. Cette dernière s’applique aux employeurs comptant au moins 20 travailleurs et ce sont les employeurs eux-mêmes qui définissent les dispositifs qu’ils vont mettre en place pour respecter le temps de repos et l’équilibre vie privée et vie professionnelle. Ces modalités doivent se retrouver soit dans une convention collective de travail soit directement dans le règlement du travail et doivent au moins contenir :

  • « les modalités pratiques pour l’application du droit du travailleur de ne pas être joignable en dehors de ses horaires de travail ;
  • les consignes relatives à un usage des outils numériques qui assurent que les périodes de repos, les congés, la vie privée et familiale du travailleur soient garantis;
  • des formations et des actions de sensibilisation aux travailleurs ainsi qu’aux personnels de direction quant à l’utilisation raisonnée des outils numériques et les risques liés à une connexion excessive » (art 30, chap 8 droit à la déconnexion)
      Source : Être performant en évitant l’hyperconnexion, Camille Lin

      Le droit à la déconnexion pour les Community Managers

      Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus des canaux incontournables de communication pour les organisations. Suite à cette présence en ligne, les Communtity Managers (CM) occupent donc désormais une position non négligeable au sein de l’entreprise. En effet, ils sont au centre des communications numériques, ils doivent pouvoir interagir directement avec leur communauté et mesurer l’impact des campagnes de communication (Hassani, 2019).

      Le métier de CM se caractérise par une quantité importante et diverse de tâches à accomplir : création de contenus, rédaction des messages, analyse de données, suivi des campagnes publicitaires, surveillance de la réputation en ligne de l’organisation, etc. Les CM doivent alors posséder de nombreuses compétences, aussi bien rédactionnelles, techniques que humaines et doivent faire en sorte que celles-ci soient toujours actualisées. À ces compétences s’ajoutent des impératifs de flexibilité, de réactivité et de créativité, ce qui va donc placer le CM dans une logique de connexion quasiment permanente (Hassani, 2019).

      Cette hyperconnexion, souvent retrouvée dans la profession de CM, va de pair avec un coût psychologique important. Selon l’enquête de Hassani (2019) menée auprès de CM, près de 75% déclarent utiliser, au moins une fois par semaine, des outils numériques professionnels en dehors des horaires de travail et 61,5% d’entre eux considèrent que cette hyperconnexion constitue la première source de stress au travail.

      Pour finir, il est important de mettre en avant que la passion du numérique possède une place importante dans le métier de CM, ce qui rend difficile la mise en place d’une déconnexion efficace. Toujours selon l’étude de Hassani (2019), une majorité des CM interrogés (59,8 %) expriment avoir déjà mis en place une déconnexion volontaire, mais une part non négligeable (40,2 %) n’en ressent ni le besoin, ni même l’envie. Alloing et Pierre (2021) exposent que 19 des 22 CM qu’ils ont rencontré dans le cadre de leur enquête, expriment leur plaisir d’être connectés en permanence, certains allant jusqu’à affirmer : « Je ne considère pas ça comme un travail » (Alloing & Pierre, 2021, p243).

      En réalité, qu’est-ce que ça donne ?

      Afin de mieux comprendre la réalité du droit à la déconnexion des Community Managers, nous avons rencontré Pauline, exerçant cette profession depuis 2 ans.

      Elle nous a tout d’abord confié que dans l’entreprise dans laquelle elle travaille, rien ne lui a vraiment été communiqué sur le droit à la déconnexion, ni quand elle est arrivée ni depuis qu’elle y travaille. Elle ne s’avance pas sur le fait que ce droit n’existe pas dans l’entreprise; elle explique simplement ne pas en avoir entendu parler. Elle exprime notamment : « Je pense que s’il y avait vraiment quelque chose qui circulait je le saurais parce que, moi, dans ma fonction actuelle, dans le service com, je dois communiquer sur un peu tout ce qui se fait en termes de bien-être pour le personnel notamment et donc voilà j’ai rien entendu à ce sujet donc à mon avis y a rien d’établi là-dessus ».

      Par la suite, Pauline nous avoue avoir déjà souvent été connectée en dehors de ses heures de travail et que cette hyperconnexion a fini par avoir un impact sur sa santé mentale, particulièrement lors de sa première année en tant que CM. Elle explique que « quand tu restes travailler jusqu’à 19h – 19h30 et que le lendemain bah tu repars pour être au travail à 08h00, ça te fait très peu de temps de déconnexion, ça te fait très peu de temps pour penser à autre chose et donc finalement t’es dans un tunnel de travail et donc bah forcément tu délaisses un petit peu ta vie privée, tes hobbies qui te font un peu prendre de légèreté ».

      Au-delà d’allonger ses heures de travail Pauline explique être connectée dans sa vie personnelle car certains aspects de son métier le demande, par exemple « pour checker la sortie d’une vidéo parce que voilà ça sort généralement en dehors des heures de travail ou pour aller faire un peu de modération parce que voilà il y a eu quelques commentaires qui étaient pas cool et il fallait les supprimer »

      Elle en était même arrivée à partir en vacances avec son téléphone de fonction « pour checker que tout se passe bien, pour poster les vidéos etc ».

      Comme beaucoup de CM, Pauline exerce son métier par passion, ce qui complexifie encore plus la mise en place de pratiques de déconnexion. Elle explique « C’est clairement parce que j’aime bien ça que je fais facilement entre guillemets des heures en dehors de mes horaires parce que justement j’ai envie de le faire bien parce que comme ça me plaît j’ai pas envie de le faire à moitié ou de poster par exemple des vidéos à des périodes qui sont pas ok pour les algorithmes ».

      C’est en allant chez le docteur pour sa fatigue qu’elle a eu le déclic et qu’elle a commencé à prendre du recul. C’est principalement grâce à l’expérience de ses collègues du service communication de son entreprise qu’elle a réussi à mettre en place des pratiques qui lui ont permis de se déconnecter et de renforcer la distinction vie professionnelle, vie privée. Le droit à la déconnexion prend ici tout son sens. Nous pouvons voir que sans communication de la part de son entreprise, Pauline n’a pas directement mis en place des pratiques de déconnexion, ce qui a causé chez elle beaucoup de fatigue.

      Conclusion

      Nous pouvons constater que le droit à la déconnexion est difficile à mettre en œuvre, surtout dans le cas du métier de Community Manager de par l’injonction à la connexion et la passion, fortement présentes dans celui-ci. Le témoignage de Pauline nous a permis de mettre en avant que le manque de communication de la part de l’entreprise sur ce sujet ne favorise pas la mise en place de pratiques de déconnexion. De plus, il nous a montré que sans politique interne claire, ce sont les expériences des collègues qui permettent de faciliter la mise en place de ces pratiques. En conclusion, il est donc essentiel que les entreprises communiquent sur ces enjeux et s’engagent concrètement à encadrer le droit à la déconnexion.

      Dans un contexte plus large de connexion, le télétravail pose lui aussi un défi de déconnexion. En effet, le télétravail fait entrer le travail dans la sphère privée, rendant la frontière entre vie professionnelle et personnelle plus floue. De plus, il possède ses propres risques psychosociaux, alors si vous souhaitez en apprendre plus, allez lire notre article sur le sujet.

      Bibliographie

      Alloing, C. et Pierre, J. (2021). Le Travail Émotionnel Numérique : Faire de Ses Clics un Moyen D’éviter les Claques. Questions de communication, 40(2), 233-256. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.26990

      Fantoni-Quinton, S. (2017). Le droit à la déconnexion: un premier pas!!!!. Archives des Maladies Professionnelles et de L’Environnement, 78(6), 516-518.Hassani, N., (2019)

      Hyperconnexion des Community Managers : injonction ou propension ? Communication et organisation, 56, 93-107. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.8425

      Jauréguiberry, F. (2014). La déconnexion aux technologies de communication. Réseaux, (4), 15-49.

      Jauréguiberry, F. (2006). De la déconnexion aux TIC comme forme de résistance à l’urgence. Communication et organisation, 29, 186-195. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.3409

      Loi du 3 octobre 2022, consulté sur Loi du 03/10/2022 portant des dispositions diverses relatives au travail le 5 avril 2025. 

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